Comme nous l’avons déjà évoqué, le thé revêtit une importance croissante dans la Chine impériale. Les dynasties se succédèrent mais jamais la prééminence du thé ne fut remise en question. Bien que déjà central sous les T’ang, c’est pourtant sous la dynastie des Song qu’il acquit ses lettres de noblesse.
En effet, outre le fait qu’il devint un instrument politique majeur sous cette dynastie, le thé est avant tout vecteur d’une véritable révolution artistique et culturelle à cette époque. Parcourez sans plus attendre quelques-unes des pages les plus flamboyantes de l’Histoire du thé, en embarquant avec nous dans un voyage riche et savoureux !
Le thé prend un nouvel essor sous la dynastie des Song
Comme nous l’avons vu dans notre précédent article, le thé jouait un rôle majeur sous les T’ang. Or, malgré les vicissitudes que connut le pouvoir central, les années passèrent et le succès de la boisson ambrée ne se démentit pas.
Trois siècles après l’émergence des cérémonies de cueillette à la troisième lune, le Nord de la Chine est à nouveau ébranlé par des rébellions. L’instabilité politique est alimentée par des menaces venues de nomades. La prospérité au Sud continue quant à elle de se développer inébranlablement. La Cour des Song, la nouvelle dynastie au pouvoir, s’installe ainsi à Hang Tcheou, capitale de la Province du Bas Yang Tse, en 1127.
En effet, dès la chute des T’ang en 907, leur royaume se vit démantelé et partagé entre cinq dynasties. Les Song réunifièrent alors la Chine du Nord et celle du Sud, et ce jusqu’au XI ème siècle. Cependant, n’arrivant pas à asseoir solidement leur pouvoir, il leur fallu par la suite verser des tributs aux nomades du Nord pour pacifier cette zone. Le thé y occupa alors une place très importante puisque, très tôt, la dynastie s’engagea à verser quelques 30 000 livres de thé aux différents royaumes adjacents (tels que l’Empire Kitan de Liao ou encore l’Empire du Xia) pour juguler leurs invasions.
Hui Zong, l’Empereur du thé
Au sein de la dynastie des Song, il convient de citer un Empereur qui marqua singulièrement de son empreinte l’histoire du thé. Il s’agit de Hui Zong (1101-1125). S’il était un bien piètre politique, ce monarque n’en n’était pas moins artiste. Il excellait ainsi en poésie, mais également en peinture et en littérature. Très féru de thé, il érigea la consommation de sa boisson favorite en un art véritable. Il écrivit alors, en pleine période de ce que les historiens ont coutume de nommer la « Renaissance chinoise », un essai sur les différentes sortes de thé existantes. Il donna sans conteste la primeur au thé blanc qu’il nomma comme étant le plus rare et le plus savoureux.
Mais l’artiste souverain ne saura tenir longtemps le sceptre du pouvoir dans une période si troublée. Très vite, les envahisseurs nomades déferlèrent sur la Chine par le Nord et prirent les villes de Kaifeng, la capitale régionale, puis de Nankin et enfin de la capitale Hang Tcheou. L’Empereur, ainsi que trois mille membres de sa famille, furent prisonniers.
Toutefois, ces incursions ne se révélèrent pas être de réels succès pour les nomades. Les Song ne tardèrent pas, en effet, à reprendre leur influence sur la Chine du Sud. Ils ne paieront, par la suite, qu’un tribut aux seuls Mandchous. Si cette invasion a été extrêmement destructrice pour les arts dans cette époque de bouillonnement artistique, elle ne mit cependant pas fin à l’art du thé.
La cueillette du thé dans les jardins impériaux sous les Song
Sous la dynastie des Song, les thés destinés à payer les tributs aux peuplades nomades voisines, viennent principalement du Fou Kien, une province du sud, aux abords du détroit de Taiwan. Fou Tcheou en est le port destiné au commerce. Il était inconnu sous la période T’ang. L’expédition des thés via ce port débute en 976.
Le thé de qualité supérieure est alors cueilli à proximité. Il s’agit du thé Pei Yuan, tirant son nom du plus prestigieux des jardins impériaux. Chacun de ces jardins dispose de son propre four et de ses aménagements pour torréfier et préparer le thé. La cueillette s’effectue durant le mois de Mars (au début de la période des « insectes excités »), et se fait avant l’aube. Le thé est en effet dit plus savoureux s’il est cueilli alors que ses feuilles sont couvertes de rosée.
Les jeunes filles s’activant à la cueillette ne doivent pas porter d’ongles trop longs ni trop courts. Leur taille doit ainsi leur permettre de couper la tige des feuilles sur la branche, sans aucun contact avec la peau. La chaleur corporelle et la transpiration ne sauraient en effet être des sources de contamination du précieux breuvage. Elles ne doivent cependant jamais les cisailler non plus. L’art de la cueillette du thé est donc des plus subtils et des plus ardus !
Des cruches d’eau fraîche sont disposées à proximité pour que les cueilleuses puissent régulièrement se nettoyer les ongles. En parallèle, d’autres jeunes filles portent des abreuvoirs emplis d’eau afin de rafraîchir régulièrement les feuilles cueillies.
Le tribut du thé devient un véritable levier politique
Une fois la récolte achevée, les feuilles sont classées selon cinq grades distincts :
- Petits bourgeons
- Bourgeons Moyens (une feuille sur chaque tige)
- Bourgeons pourpres (deux feuilles sur chaque tige)
- Deux feuilles avec bourgeons
- Feuille sur sommet de tige
Seules les deux premières catégories sont comptabilisées pour le tribut impérial. Les feuilles sont alors étuvées, enroulées, séchées, broyées puis compressées dans des moules en métal. Elles y seront affinées de six à douze jours durant. L’on constituera alors ce que l’on nomme des « gâteaux de thé » ou encore des « briques de thé ». Le reste des catégories précédemment mentionnées est vendu au peuple sur les marchés, où, comme nous le verrons, la consommation sous forme de feuilles devient de plus en plus en vogue à cette époque.
Parallèlement, le thé gagne une place de plus en plus importante dans les relations avec les peuples voisins de l’Empire. Sous la pression des nomades, qui mettra fin à la dynastie des Song, l’Empereur est obligé de livrer un tribut sous forme de briques de thé.
Ces dernières servent aussi de monnaie d’échange dans le troc contre les chevaux des steppes. En effet, les éleveurs nomades de chevaux, qu’ils soient issus de la zone des steppes ou encore des régions montagneuses du Tibet, sont très friands de thé. Or la culture de ce breuvage est nécessairement sédentaire. Des échanges commerciaux se développent alors. Cet usage d’échange de thé contre du bétail ou des chevaux perdurera jusqu’au XIXème siècle.
La dynastie des Song ou l’apogée de la civilisation du thé
Si les Song ont marqué de leur empreinte l’Histoire de la Chine, ils n’en sont pas moins célèbres pour leur magnifique céramique qui, aujourd’hui encore, éblouit par sa délicatesse et son raffinement. C’est en effet à cette époque que l’art de la préparation et de la dégustation du thé atteint son apogée. Ainsi, les bols utilisés sous les T’ang sont peu à peu remplacés par des récipients plus adaptés. Larges et moins profonds, on les surnomme les « chien ». Les plus réputés d’entre eux sont alors fabriqués à Fujian. Ils sont de couleur sombre, d’un bleu violacé, et parés de lignes rappelant la robe d’un lièvre. Ces coloris foncés permettent en effet de faire ressortir, par contraste, la couleur pâle des thés les plus raffinés : les thés blancs.
Certains amateurs peuvent utiliser des cuillères d’or ou d’argent pour en remuer les feuilles. Ils se prémunissent ainsi contre l’un des maux du siècle les plus abhorrés : le fait de voir « gaspiller tant de bon thé par une manipulation imparfaite ».
Une véritable poésie du thé voit le jour sous les Song
Sous les Song, ce sont les hauts fonctionnaires impériaux qui se chargent de superviser la cueillette, le séchage, l’emballage et le transport du thé. Ils développent alors une véritable poésie du thé. Un savant lettré, Ts’ai Hsiang, né en 1012, écrit à ce titre un « Art du Thé Impérial », le Ch’a lu. Sur la base de cet ouvrage sans précédent, des concours de thé fleurissent sur tout le territoire. Chaque haut fonctionnaire prépare ainsi son thé préféré, selon ses propres méthodes, et usant de l’eau provenant de la source de son choix.
En effet, la méthode de préparation du thé a profondément mué sous la dynastie des Song. Les feuilles sont à présent broyées et finement moulues à l’aide d’un petit moulin de pierre. La poudre ainsi obtenue est alors mélangée énergiquement à de l’eau chaude grâce à une vergette de bambou.
De cet art de la cérémonie du thé qui voit le jour sous les Song, nous gardons en héritage le Cha-no-yu, la cérémonie japonaise du thé. Elle puise d’ailleurs ses origines dans le rituel zen, célébré par les moines bouddhistes de l’époque. Ils dégustaient en effet le thé devant une statue du Dharma, dans un unique bol, avec un respect sacramental. Le thé devient alors une voie de réalisation de soi, pétrie de spiritualité et de raffinement extrême.
Les Maisons du Thé en Chine décrites par Marco Polo
Juste avant que les invasions mongoles ne viennent prendre la capitale sud des Song, Hang-Tcheou, les Maisons du Thé ont fleuri partout dans la ville. Elles sont particulièrement présentes sur la voie impériale, la rue commerçante.
Un témoignage précieux nous venant de l’illustre explorateur, Marco Polo, nous renseigne grandement sur les usages du temps. En effet, parallèlement à l’art du thé qui se développait dans les sphères aristocratiques, la consommation du thé se répandait également grandement dans le peuple.
L’on pouvait ainsi déguster du thé dans la rue, vendu par des marchands ambulants sur des étals provisoires. Il ne coutait alors qu’une sapèque de cuivre (autant dire un prix très modique), mais était d’une bien piètre qualité.
Dans les Maisons du Thé en revanche, les thés étaient tout autre. Ces établissements qui essaimèrent dans les riches quartiers d’affaires de l’époque recevaient nantis et fonctionnaires. Ils y apprenaient à jouer aux dés ou à faire de la musique, et dégustaient le thé dans un décor raffiné et exotique.
Tout l’imaginaire de l’Extrême-Orient s’y voyait déployé. Calligraphies de toute beauté, porcelaines fines, plateaux laqués, étagères fleuries, décoration luxueuse, l’exquis décor invitait le chaland à s’y attarder un instant. L’on y servait des thés d’une qualité rare, notamment les trois cultivés dans la région de la Capitale, à savoir le Thé des Joyaux, le Thé de la Forêt des Parfums et le Thé des Nuages Blancs.
Marco Polo indique que, dans certaines Maisons du Thé, des danseuses s’adonnaient à leur art « à l’étage ». Mais ces lieux étaient dits malfamés et donc peu recommandables. Il n’était pas rare, en revanche, de déguster des thés de grande qualité dans les bains de la Capitale où l’on se faisait masser, une tasse à la main.
La page des Song se tourne mais l’Histoire du thé se poursuit
Le thé voit donc son développement intimement lié à l’Histoire de son pays natal : la Chine. Au fil des siècles, il quitte peu à peu son statut de simple marchandise consommable pour se hisser au rang d’art véritable. Objet de poésie, d’esthétisme et de raffinement, il est un vrai marqueur de civilisation sous les Song. Instrument de domination politique mais également monnaie d’échange, sa nature va encore évoluer au gré des bouleversements du temps.
En outre, la culture du thé va entraîner dans son sillage le développement d’autres artisanats, qui eux aussi, vont peu à peu revêtir les atours de l’Art. Porcelaines, instruments de dégustation, fours ou encore décorums de cérémonie, c’est véritablement l’essence du raffinement asiatique qui fut marqué par le sceau de la culture du thé. Nous aurons le temps d’y revenir dans nos prochains articles sur l’art et l’Histoire du thé. N’hésitez pas à nous suivre dans ces passionnantes aventures !
Lire le chapitre 1 : L’Histoire du thé: l’Asie, berceau d’un art millénaire
Lire le chapitre 2 : L’Histoire du thé: Le développement du thé en Chine sous les T’ang